CHAPITRE XI
Je départis de Rome dès le lendemain des cérémonies de l’absolution et sans attendre les réjouissances qui les prolongèrent, Mgr Du Perron me chargeant d’une lettre pour le roi dont il me voulut bien donner lecture, et dans laquelle, à ce que j’entendis, il se défendait d’avoir fait trop de concessions au Saint Père, sachant bien que c’était là le reproche que les huguenots français lui allaient faire à son retour et d’autant plus aigrement qu’il avait été des leurs et avait, selon leurs dires, troqué la religion contre l’ambition.
Je me souviens que dans cette lettre à Sa Majesté dont j’étais porteur, Du Perron usa d’une expression qui m’ébaudit fort. Parlant des négociateurs – c’est-à-dire de lui-même et de d’Ossat – il écrivit que dans leurs tractations avec le Vatican, ils ne dépendirent pas un seul poil de l’autorité temporelle du roi.
Mon soudain départir ne laissa pas d’encolérer prou la Teresa, mais m’étant remparé derrière l’ordre de Sa Majesté, et lui montrant autant de tristesse et de tendresse que j’en éprouvais, je fis si bien que son ire le céda au chagrin, et nous pleurâmes dans les bras l’un de l’autre, non sans chercher, en nos coutumières pratiques, un réconfort mélanconique. J’ai observé, à cette occasion, que si le deuil de la séparation détourne, de prime, de ces appétits-là, ceux-ci, sur la pensée qu’il reste si peu de temps pour s’y livrer, ne tardent pas à se réveiller, et d’autant plus intenses et délicieux que vous point davantage la brièveté du moment où on pourra les satisfaire.
Je traînais le plus âpre de cette mélanconie jusqu’à Florence, où le grand-duc de Toscane, fort réjoui de l’absolution du roi de France, et de l’écorne essuyée par Philippe II, me fit le grandissime honneur de me recevoir à sa table et de me présenter – non se peut sans quelque arrière-pensée – à sa nièce, Marie de Médicis, au pied de laquelle je me génuflexai en lui baisant la main, me doutant fort peu que cette princesse, dont l’humeur escalabreuse et maussade durant la repue me frappa, deviendrait un jour reine de France. Mais assurément, le grand-duc, lui, y pensait jà, appétant à fortifier son petit État par l’alliance d’un grand roi.
Je ne dirais point qu’en mettant derechef le pied sur le sol de France, je perdis la remembrance de la pasticciera, car à ce jour, après tant d’années écoulées, elle est vivace encore, et je n’ai pas failli à entretenir avec elle une correspondance qui ne s’amenuisa que par l’excessive difficulté qu’elle trouvait à écrire. Toutefois, combien que je gardasse mon attachement pour elle en un coin tendre et chaleureux de mon cœur, elle parut, la frontière franchie, soudain reculer dans mon passé, comme Rome elle-même, où il était fort peu probable que je revinsse un jour. Craignant qu’on me reproche de nouveau la versatilité de mes inclinations, à tout le moins en ce qui touche ce suave sexe, j’ai quelque vergogne à confesser qu’à partir de Nizza, laissant l’Italie à jamais derrière moi, ma pensée ne fut de prime habitée que par la joie trémulente et bondissante de revoir ma jolie duchesse, mes affections domestiques ne venant prendre le relais de mes songes qu’à la réflexion, et non sans quelques petits remords de ne les avoir plus tôt envisagées.
Le lendemain de mon advenue à Paris, alors que la fesse me doulait encore d’avoir trotté si longtemps par les grands chemins du monde, le roi me reçut en son Louvre. Il était jà en sa coite couché et, après avoir lu à la chandelle la lettre de Du Perron et d’Ossat, exigea de moi un récit complet des intrigues vaticanes touchant l’absolution, du moins à partir du moment où Giovanni Francesco était revenu de Madrid, ce qui précédait lui ayant été conté par Miroul. Récit que je tâchai de lui faire le plus concis, clair, vif et ébaudissant que je pus, sachant combien Sa Majesté détestait les phrases. Lesquels récits étant terminés, Elle me posa sur cette grande affaire quelques petites questions si précises et si aiguës qu’elles me donnèrent à penser qu’il avait eu en Rome, dans le temps que j’y étais, d’autres informateurs que moi-même, La Surie ou d’Ossat. Je n’en fus pas autrement navré, sachant que Henri, dans les affaires civiles comme dans les militaires, tâchait toujours d’ouïr plus d’un son de cloche.
Je lui contai aussi la très gracieuse réception que le grand-duc de Toscane m’avait faite à Florence, sans omettre l’insigne honneur de ma présentation à Marie de Médicis, dont je louai l’apparence fraîchelette et rondelette. Mais le roi m’écoutant avec un certain souris, toutefois sans me poser questions sur son caractère, je me tus prudemment là-dessus. Il ne m’échappait pas que Sa Majesté s’étant de présent accommodée avec le pape, Elle pourrait lui demander de rompre sa très désunie union avec Margot afin que, se remariant, il pût donner un héritier au trône. Le bruit courait qu’il avait eu la faiblesse de promettre mariage à la belle Gabrielle, mais l’opposition à cette mésalliance s’encontrait jà si forte dans l’État qu’il était à supposer que Henri n’aurait pas le front de passer outre et qu’en ce cas il devrait, dans les Cours d’Europe, chercher princesse à son pied, laquelle devrait être catholique, sans être espagnole ni autrichienne, ce qui rétrécissait prou le choix. En outre, les Florentins, en raison de l’aide grandissime qu’ils nous avaient apportée dans l’affaire de l’absolution, reluisaient meshui excessivement dans l’estime du roi.
Henri, m’ayant avec des paroles très aimables remercié de mes bons services, me dit que son trésorier m’allait verser sur son commandement 10 000 écus, mais il me fallut attendre deux ans pour que cette promesse fût tenue, le roi ne m’ayant derechef employé qu’en mars 1597.
Bien me ramentois-je qu’au début de ce mois-là, je fus chez Madame, sœur du roi, pour ce que celle-ci étant souffrante, j’avais appris que la duchesse de Guise – avec laquelle mon commerce, loin de se discontinuer, s’était à ce point approfondi que je ne concevais même plus le désir de lui être infidèle – la devait aller visiter à la vesprée, et combien que j’eusse joui de la compagnie de ma belle toute l’après-midi, j’étais encore tant irrassasié de sa présence que, même contraint par celle des autres, j’aspirais à la revoir. En outre, je respectais infiniment Madame, laquelle, si elle n’avait pas beaucoup de beauté (ayant ce long nez courbe et bourbonien qui chez une femme étonne), brillait en ce trouble siècle des plus claires vertus, dont la moindre n’était pas son adamantine fidélité à la religion réformée, dans laquelle elle était demeurée ferme comme roc, après la conversion de son frère, et dans les dents d’une terrible pression du clergé, du pape, de la noblesse, des grands corps de l’État et du populaire.
Comme je l’avais jà observé lors de l’agonie de mon bien-aimé maître, le roi Henri Troisième, tout est public chez les princes : leur naissance, leurs intempéries et leur mort. Et si la décence ne le défendait point, à peu que les courtisans ne demeurassent la nuit en la chambre de leur roi pour s’assurer qu’il travaillait diligemment à donner un dauphin au royaume.
C’est dire que dans la chambre de Madame, ce soir-là, je trouvai une cohue d’une quarantaine de seigneurs et de dames, pour la plupart huguenots, et m’étant génuflexé au chevet de la princesse, laquelle reposait pâle et languissante sur sa coite, je baisai la main de Mme de Guise qui occupait l’unique cancan de la pièce à la dextre de Madame, et lui glissai chattemitement un seul regard, aussi vite retenu que lancé, mais qui disait des volumes, et qu’elle reçut, la face imperscrutable, avec un petit brillement de l’œil dérobé par un battement de cil. Après quoi, me retirant, je me postai de façon à la pouvoir envisager quand et quand en la balayant de mes yeux distraits.
Tous ces gens, mis à tas dans une chambre qui n’était pas si grande, ne faisaient, à mon sentiment, que dérober à la pauvre intempérée l’air et le repos dont elle avait besoin. Et d’autant que chacun, après son hommage à Madame, parlait qui à l’un, qui à l’autre, de ses affaires particulières et, si bas qu’ils s’entretinssent, produisait une sorte de continu brouhaha aussi lassant à ouïr qu’une conversation à tue-tête. Et ce tohu-vabohu ne laissant pas, à ce que je crois, de fatiguer Madame tant par sa noise que par sa mondaine futilité – car elle vivait l’œil fixé sur le Maître du Ciel –, elle leva une main longue et pâle pour réclamer le silence, et dès qu’elle l’eut obtenu, elle dit d’une voix faible, mais fort bien articulée :
— Vaumesnil, je te prie, joue-moi ce que tu sais.
Oyant quoi, Vaumesnil saisit le luth qu’il portait dans son dos, et ayant accordé sa chanterelle et ses cordes graves, joua avec des accents fort mélanconiques le psaume 79, dont le second couplet se trouvait, en effet, très approprié à quelqu’une qui se croyait quasi enfournée jà dans les mâchoires de la mort (et qui, par la bonne heure, se trompait là-dessus). Or, dès que ces accents retentirent (qui étaient si familiers aux huguenots qui s’encontraient là) Madame, sans chanter vraiment, n’en ayant pas la force, murmura distinctement les paroles qu’ainsi encouragés, les huguenots entonnèrent à sa suite à voix haute :
Oh ! que n’ai-je la voix de l’ange
Et la harpe du séraphin
Pour chanter comme eux ta louange,
Seigneur, mon rédempteur divin ?…
Psaume auquel les quelques catholiques de cette société, une bonne douzaine au moins, sans faire tout à plein grise mine – ce Dieu après tout étant le même que le leur –, ne joignirent pas leur voix, et encore que l’envie m’en démangeât, connaissant fort bien ces vers que mon père et Sauveterre psalmodiaient si souvent, et tant de douces remembrances de Mespech, à défaut de vertu poétique, y étant attachées, je n’y joignis pas la mienne non plus, ma petite duchesse m’ayant jeté un œil pour me prier d’être prudent, et de ses deux mignonnes lèvres, sans le prononcer, articulant le mot « caque ». Et moi, atendrézi par cette coutumière et connivente gausserie, et de reste lui donnant raison, car il eût suffi, en effet, que je chantasse pour être tenu à jamais en suspicion par les papistes qui se trouvaient là – moi aussi, comme eux, je m’accoisai, quoique animé en mon for de sentiments bien différents des leurs.
Le roi entra en ce moment pour visiter sa sœur, à laquelle il était très affectionné, suivi de Gabrielle – qu’il avait depuis peu faite marquise de Montceaux – avancement dans l’ordre de la noblesse plus rapide que le mien mais, à la vérité, j’entendais bien que les petits services qu’elle rendait au roi lui parussent incomparables. Et c’est tout juste, de reste, si je ne lui donnais pas raison, tant la mâtine était belle, merveilleusement attifurée dans une robe de satin bleu pâle et son long cheveu blond rutilant des diamants et des fils d’or dont on l’avait cousu. Or, le roi, surseoyant à poutouner Madame, la voyant occupée, comme j’ai dit, à chantonner à voix basse, et soit qu’il fût touché par les souvenirs de leur commune enfance que ce psaume évoquait, soit qu’il voulût quelque peu conforter les huguenots que sa conversion et son assidue recherche de l’absolution papale avaient prou décomposés, soit que craignant une issue fatale à l’intempérie d’une sœur tant aimée, il eût voulu assouager ses dernières angoisses, se mit tout soudain, Vaumesnil continuant à toucher le luth, à entonner avec les autres, non sans un visible émeuvement, le refrain second du psaume :
Je veux célébrer ta tendresse
Tant que ma bouche s’ouvrira.
Je veux bénir ton nom sans cesse
Tant que mon pauvre cœur battra.
Et quand ma voix perdra l’essor,
Mes soupirs parleront encore.
Pour le coup, je vis bien que les catholiques présents et Mme de Guise s’alarmèrent beaucoup. Les uns parce qu’ils se demandaient si le roi ne prenait pas sournoisement le chemin de retourner à son hérésie, la duchesse, parce qu’elle craignait le retentissement que les ennemis du roi – lequel était son proche cousin et qu’elle aimait prou – donneraient urbi et orbi à cette petite écorne au rite catholique. Et Mme de Montceaux qui ne manquait pas d’esprit, et désirait d’autant plus ménager le pape et le clergé qu’après le divorce du roi d’avec Margot, elle entendait bien devenir reine, dès lors qu’elle observa le scandale muet du clan catholique à voir le roi chanter un psaume, se déganta promptement, et comme elle seule en tout le royaume se le pouvait permettre, posa sa belle main sur la bouche du roi. Il se tut. Et Madame voyant son frère s’accoiser, n’alla pas plus outre dans son pieux murmure, tant est que les huguenots, à la fin, cessèrent de chanter, mais indignés, mais frémissants, jetant plus d’un œil courroucé à cette Dalila qui, sous leurs yeux, faisait le poil à leur pauvre Samson, d’aucuns d’eux laissant échapper ces paroles qui ne furent dites si bas que tous ne les entendissent :
— Voyez-vous cette vilaine qui veut engarder le roi de chanter les louanges de Dieu ?
Et cornedebœuf ! Je ne leur donnai pas tort ! Quoi ! Des vers si naïfs ! Des paroles tant innocentes ! Faut-il que les catholiques s’en offusquent ! Le duc de Mayenne au roi réconcilié par sa conversion, Joyeuse rallié, la Ligue ne battant plus que du quart d’une aile, et la France (hormis la Bretagne) quasi toute pacifiée, les épées doivent-elles encore démanger dans les fourreaux, parce qu’un Français oit la messe et un autre chante les psaumes ?
Le 11 de ce même mois de mars qui faillit, comme je vais dire, être si funeste à la France, je m’encontrai au Louvre m’entretenant avec M. de Rosny, quand un gentilhomme appartenant au maréchal de Biron vint nous dire que son maître donnait un ballet en l’honneur de l’enfantelet qui était né à Mme la duchesse de Montmorency-Damville et que le roi avait tenu le 5 sur les fonts baptismaux. Or, il ne s’était trouvé pour le moment que treize galants (le maréchal compris) et pour échapper à ce chiffre, le maréchal quérait M. de Rosny de faire le quatorzième.
— Je ne peux tout de gob, dit M. de Rosny (qui pour être huguenot n’était point pisse-froid le moindre et aimait baller autant que fils de bonne mère en France), ayant encore à m’entretenir avec le roi, mais si M. de Siorac consent à être votre homme jusque vers la minuit, je le viendrai relever alors.
À quoi je tordis quelque peu le nez, car depuis ce fameux baptême, ce n’était à la Cour que momeries, déguisures, pantomimes, jeux innumérables, festins à vous éclater le gaster et ballets ensuite jusqu’à la pique du jour, puisqu’on sait bien qu’après la panse vient la danse. Mais M. de Rosny me disant qu’étant moi-même si bon cavalier et si raffolé des dames, je ne pouvais leur faire à elles tant d’injure et à M. le maréchal tant d’affront que de me dérober, et le gentilhomme dudit maréchal me pressant à son tour, à la parfin je cédai.
— Siorac, me dit M. de Rosny quand le gentilhomme fut départi, vous avez bien fait d’accepter, fût-ce à rebrousse-poil. Vous eussiez peiné prou Biron. Et d’autant que vous savez bien pour qui et pour quoi il veut donner ce ballet.
Bien savais-je en effet, belle lectrice, que le maréchal, qui avait alors trente-trois ans et jetait tout son feu aussi bien au combat qu’au déduit, se trouvait follement épris d’une des plus belles dames de la Cour[102], laquelle avait un mari vieil que pour de dignes raisons je ne veux pas nommer céans, et sous le prétexte de cet enfantelet dont, de reste, il se souciait comme d’une guigne, il n’avait improvisé cette danse que pour encontrer ladite dame, lui parler au bec à bec et avancer, se peut, ses petits bataillons.
À peine fus-je entré dans l’hôtel de Biron, tout scintillant de mille chandelles, que je cherchai des yeux Mme de Guise et, ne la trouvant point, aussitôt le monde grisailla à mes yeux et les chandelles elles-mêmes me parurent moins vives. Toutefois, ayant quelque réputation à soutenir, je me mis à quelque peine pour faire le galant auprès des dames qui s’encontraient là, mais sans pousser le jeu au-delà d’un coutumier et courtois badinage, cependant n’attendant que l’advenue de Rosny pour prendre congé de mon hôte. Il vint enfin, comme il avait dit, sur la minuit et, sans tant languir, je m’esquivai et au logis revenu, prenant à peine le temps de me dévêtir, je me jetai sur ma coite.
Cependant, juste comme je m’ensommeillais, les deux dogues allemands que je lâche la nuit dans ma cour de devant se mirent à aboyer, et tirant la sonnette pour appeler Franz et connaître la raison de cette noise et vacarme, Franz, à demi vêtu, apparut après un temps qui me parut fort long et me dit que M. de Beringuen avait toqué à l’huis comme fol ; que l’ayant reconnu à travers le judas, et M. de Beringuen lui disant qu’il venait de la part du roi, il avait mis les dogues à l’attache et donné l’entrant à ce seigneur qui paraissait tout à plein hors de lui, se tordait les mains sans discontinuer, et avait le visage tout chaffourré de chagrin et d’épouvante.
Fort alarmé moi-même, je sautai dans mes chausses et mes bottes et sans prendre le temps de boutonner mon pourpoint, je descendis le viret en courant au risque de me rompre le col, et trouvai Beringuen, pâle comme un cierge et les traits décomposés.
— Ha, mon ami ! cria-t-il en se jetant dans mes bras, quel malheur ! Quel affreux malheur ! Hélas, pauvre roi ! Tout est perdu !
— Quoi, dis-je, qu’est cela ? Le roi est-il à l’agonie ?
— Nenni ! nenni ! dit Beringuen, la voix entrecoupée, la Dieu merci, il est sain et gaillard !
— Alors, rien n’est perdu, mon ami ! criai-je avec force. Mais parlez, parlez ! À la parfin, éclairez-moi ! Quel est donc cet affreux malheur qui vous fait trémuler, vous que je sais si vaillant !
— Ha ! Monsieur, dit-il, pardonnez-moi ! Mais le roi m’a défendu d’en toucher mot et entend vous le conter à vous-même, parlant à votre personne, vous priant de le venir voir sur l’heure en son Louvre ainsi que M. de Rosny, lequel, par la male heure, je n’ai pas trouvé au logis.
— Mais moi, je sais où il est ! criai-je.
Et appelant Franz, je lui commandai d’apporter mes armes, et aussi du vin pour Beringuen, pour qu’il se confortât quelque peu, pendant que j’achevais de passer ma vêture.
— Mais quoi, Beringuen, dis-je, vous n’êtes pas armé, avez-vous une escorte ?
— Nenni ! nenni ! Je n’ai pas pris le temps de la réunir tant le roi me parut pressé.
— Cornedebœuf ! dis-je, en Paris, à une heure du matin, sans escorte ! C’est folie ! Chevalier, dis-je à La Surie qui venait d’entrer, rassemblez à la hâte nos gens et me suivez à cheval. Nous allons chez Biron.
Je fis donner deux pistolets à Beringuen et deux encore à son cocher, et sans attendre l’escorte que La Surie s’affairait dans la cour à rassembler, je montai dans la carrosse, dont les chevaux, dans ma rue du Champ Fleuri, qui est étroite assez, prirent le tout petit trot, mais dès que nous eûmes passé dans la grand’rue Saint-Honoré, laquelle était beaucoup plus large, Beringuen passa la tête par la portière et cria au cocher d’aller au galop. Cependant, parvenu à la rue de la Ferronnerie, la carrosse dut mettre au pas derechef, tant la rue, déjà si étroite, était rétrécie par toutes les boutiques qui, en violation des arrêts royaux, s’étaient construites en appentis du mur du cimetière des Innocents et empiétaient sur la chaussée, laissant à peine la place à une charrette ou une coche.
C’est là – et lecteur, je te prie de bien vouloir en croire ma parole, si étrange que paraisse la coïncidence –, c’est là, dis-je, juste au moment où je m’apensai que c’était l’endroit rêvé pour une embûche, que la carrosse s’arrêta.
— Tudieu ! cria Beringuen, qu’est cela ?
— Monsieur, dit le cocher, deux petites charrettes à bras entrecroisées barrent le passage. Je les vais ôter.
— Garde-t’en bien ! dis-je, prépare tes armes, descends et ouvre-nous.
Ce qu’il fit, et une fois que nous fûmes sur le pavé tous les trois, je découvris, derrière les charrettes, quelques ombres que les lanternes de la carrosse éclairaient d’autant plus confusément qu’il pleuvait. Et voyant que Beringuen, dans sa folle impatience, me paraissait prêt à en découdre, je le priai, à voix basse, de me laisser diriger l’affaire.
— Messieurs de la truandaille ! criai-je d’un ton gaussant et goguelu, sachant bien combien nos Français, qu’ils soient ou non truands, adorent ce ton de fanfaronne bonne humeur : Que voulez-vous ?
— Peu de chose, dit un grand vaunéant qui surgit en même temps qu’une bonne douzaine de coupe-jarrets de derrière la barricade, mais à ce que j’observais sans s’avancer vers nous, se peut parce qu’ils avaient distingué les pistoles dans nos poings. Peu de chose, reprit le gautier sur le même ton que moi : la carrosse, les chevaux, vos bourses et pour peu que vous résistiez, vos vies.
— Compagnon, dis-je, voulant gagner du temps assez pour que notre escorte nous pût rejoindre et renforcer : ta nasse est habilement dressée, mais tu y as pris un gibier un peu trop gros pour toi. La carrosse est au roi, les chevaux aussi, et à qui pourrais-tu les revendre, étant si connus de tous ?
— Bah ! dit le gautier, de prime les bourses, nous verrons ensuite !
— C’est raison, dis-je.
Et saisissant une petite poignée d’écus dans mon escarcelle, je la jetai à la volée sous les charrettes à bras : stratagème qui m’avait si bien réussi contre les truands de Montpellier en mes vertes années. Et en effet, à peine les piécettes eurent-elles tintinnabulé sur le pavé que les vaunéants se mirent à croupetons pour se les disputer.
— Rien n’en vaut ! dit le grand gautier qui seul avait dédaigné de se baisser. Je veux tout !
— Tout ?
— L’une et l’autre bourse.
Et voyant Beringuen mettre un de ses pistolets sous le bras pour saisir son escarcelle, je lui glissai à l’oreille :
— N’en faites rien. Dès qu’ils auront nos pécunes, ils exigeront davantage.
— Compagnon, repris-je tout haut, c’est à voir. Ta situation est moins félice que tu crois. Notre escorte ne va pas tarder à nous rejoindre. Et d’un autre côtel, si le chamaillis des pistolets commence, la noise ne faillira pas d’attirer les pages et valets de l’hôtel de Biron dont je vois briller les verrières à moins de vingt toises derrière ton dos.
— Raison pour quoi il nous faut terminer ce barguin, dit le grand gautier. Allons, Messieurs, vous avez délayé assez. Baillez vos bourses ou nous vous courons sus.
— Tudieu, Siorac, dit Beringuen entre ses dents, ouvrons le feu ! Ils crieront moins fort quand ils auront avalé nos prunes.
— Beringuen, dis-je à voix basse, il pleut. Pouvons-nous avoir fiance en les amorces de nos pistolets ? Il est vrai que j’ai en mon pourpoint des amorces sèches. Mais aurons-nous le temps de les fixer ? Et si nous faisons long feu, nous n’aurons plus que nos deux épées contre une douzaine de droles.
— Mais par la sang Dieu, que faire ? dit Beringuen au désespoir.
— Ceci, dis-je à voix basse d’un ton résolu. Jetez-leur à votre tour une poignée d’écus et dès qu’ils se baisseront, courons, Beringuen ! Courons nous remparer derrière la carrosse.
— Et moi ? dit le cocher la voix trémulente.
— Toi aussi.
La poignée d’écus de Beringuen fut plus grande que la mienne, soit qu’il eût la main plus large, soit que le sentiment huguenot de l’économie, même dans les dents du péril, lui fût tout à plein déconnu. Et les vaunéants derechef se disputèrent si joyeusement la provende répandue sur le pavé que notre prompte retraite derrière la carrosse laissa le grand gautier sans vert.
— Compagnon, dis-je du même ton gaussant, laisse-nous le passage. Vous avez maintenant la quasi-totalité de nos bourses. Allez-vous hasarder un mortel chamaillis pour le peu qui nous reste ? Et pis est, contre des gens dont vous ne voyez que le nez à l’angle de la carrosse ? Cependant, dis-je, nos pistolets sont toujours là : six purs diamants qui, le cas échéant, peuvent jeter beaucoup de feu.
Beringuen qui pointait et le nez et un pistolet à l’autre angle de la carrosse, fit mine de me parler, mais je lui soufflai à l’oreille de s’accoiser, désirant ouïr ce qui se disait derrière la barricade. Et il me sembla en effet que les vaunéants, ayant le sentiment d’avoir bien gagné leur vie avec nos écus, n’étaient plus si chauds pour courre offrir leurs tripes à nos balles. Toutefois le grand gautier, à ce que je crus entendre, ne branlait pas, lui, dans sa résolution. Il voulait la coche et les chevaux, moins se peut par appétit du lucre que pour l’honneur d’avoir volé une carrosse au roi et de s’en pouvoir paonner jusqu’à la fin de ses jours.
— Cocher, dis-je à voix basse, couche-toi entre les deux roues arrière de la carrosse et tire sur quiconque voudra toucher à tes chevaux.
— Monsieur, dit le cocher, entre les roues arrière coule justement le ruisseau du mitan de la rue, et avec votre respect, il est brenneux et pisseux.
— Faquin, dit Beringuen, as-tu ouï le commandement du marquis de Siorac ?
— Avec respect, Monsieur, dit le cocher. Mais avec votre respect, Monsieur le Marquis, je ne suis pas à vous, mais au roi.
— Cocher, dis-je, c’est raison. Voici donc deux écus pour te faire nettoyer ta livrée.
— Monsieur le Marquis, dit-il, à ce prix, je me vautrerais dans le bren et la pisse une heure durant.
— Va donc, dis-je.
Quoi disant, je tendais l’oreille pour distinguer ce qui se disait derrière la barricade, et aussi pour tâcher d’ouïr derrière nous les sabots de notre escorte sur les pavés. Ventre Saint-Antoine, m’apensai-je, Miroul me faillir en tel désespéré péril ! À ce moment, la pluie redoubla, et je recommençai à trembler pour nos amorces.
— Monsieur, dit le cocher à voix basse, les voilà qui retirent les charrettes à bras du passage !
— C’est qu’ils veulent se saisir des chevaux et amener la carrosse à eux. Sais-tu tirer ?
— Passablement.
— De la main droite ?
— Oui-da.
— Appuie ta main droite sur ton bras gauche et ne tire qu’à coup sûr. Tâche de ne pas atteindre les chevaux.
— Oui-da !
Suivit alors des deux parts un silence si profond qu’on entendit distinctement les musiques de l’hôtel de Biron et un grand rire de femme, clair et joyeux. Cornedebœuf ! m’apensai-je : ils dansent et on nous assassine !
— À moi, Biron ! criai-je à gorge rompue.
— Monsieur, dit le grand vaunéant en ricanant, vous ne croyez donc plus à votre escorte que vous appelez Biron !
— Compagnon, dis-je, tu verras bien…
— Moi, se peut, mais vous point, Monseigneur. Car alors, nous aurons fait de la dentelle italienne avec vos tripes.
— Voire !
— Tant promis, tant tenu !
— Monsieur, dit le cocher à voix basse, je distingue une paire de gambes entre les deux chevaux.
— Tire !
Son chien claqua et son coup fit long feu. Je me baissai promptement pour lui bailler une autre amorce, doutant fort en mon cœur trémulent qu’il aurait le temps de la fixer.
— Voilà, dit le grand gautier, un mignon petit pistolet qui a failli ! Compagnons, reprit-il d’une voix forte et déprisante, qu’avez-vous devant vous ? Je vais vous le dire ! Des amorces mouillées et des poules qui baissent les ailes. Finissons-en, mes gentils loups ! Courons sus à ces couards ! Et réservez-moi ce grand jacasseux de merde ! J’ai besoin de sa gorge pour aiguiser mon cotel !
Deux coups éclatèrent alors simultanément, celui du cocher qui faucha l’homme qui tâchait de saisir la bride des chevaux et le mien qui, la Dieu merci, ne me fit pas défaut et atteignit le grand gautier. Au même instant, on entendit derrière nous un grand galop de sabots sur le pavé et des huchements à gueule bec si épouvantables que le reste de nos beaux coqs s’égaillèrent comme poussins de basse-cour, laissant deux hommes sur le pavé, l’un mort, l’autre promis à la corde.
— Cornedebœuf, chevalier ! criai-je. Pourquoi si tard ?
— Et par tous les démons ! cria La Surie hors de lui, pourquoi départir du logis si vite et sans escorte ?
À quoi, combien que je fusse bouillant de rage, je ne répliquai rien, ne voulant pas offenser Miroul devant Beringuen, à qui je demandai de me bien vouloir permettre de pénétrer seul chez Biron, pour la raison que si on le voyait, lui qu’on savait être au roi, venir troubler un ballet à deux heures du matin pour quérir Rosny et l’amener à Sa Majesté, Biron le voudrait de force forcée accompagner, ce qui ne manquerait pas de contrarier Henri qui l’aimait peu, n’ayant guère fiance en lui.
Beringuen consentit et pour moi, prenant un dehors riant et nonchalant, quoique le cœur me serrât prou de cet « affreux malheur » qui avait à ce point décomposé Beringuen, j’entrai chez Biron et l’allai de prime saluer, sachant combien il était pointilleux sur les attentions qu’on lui devait.
— Eh quoi, Siorac, dit-il, de retour ? Est-ce que vous tirez au pistolet à deux pas de chez moi ?
— Des vaunéants, monsieur le Maréchal, dis-je en souriant, qui m’ont voulu faire une écorne.
— Que ne m’avez-vous dépêché un de vos gens ? Tudieu ! J’aurais moulu menu ces coquins ! dit-il paonnant et piaffant comme à son accoutumée, étant grand capitaine et vaillant, mais ne pouvant qu’il ne s’en vantât urbi et orbi, et plus que jamais ce matin-là, sa belle n’étant pas loin.
— Ha, monsieur le Maréchal ! dis-je faisant le bon courtisan pour en avoir plus vite fini avec lui, c’était là petit gibier indigne de votre glorieuse main !
À quoi il paonna plus encore, si plus se pouvait et, souriant, se tourna vers la dame dans les douces faveurs de qui il appétait d’entrer. Et pour moi, dois-je dire que si j’avais appartenu à ce suave sexe, je n’eusse guère aimé Biron, avec son nez en bec d’aigle et ses yeux noirs, durs et faux, profondément enfoncés dans l’orbite.
Jetant un œil à l’alentour, je passais de couple en couple, salué qui-cy qui-là par un « Hé quoi, Siorac ? De retour ? » à quoi je répondais par un sourire, jusqu’à ce que, parvenant jusqu’à Rosny, et toujours souriant des lèvres mais non de l’œil, je lui jetai un regard connivent, et lui disant à l’oreille « Deux mots de grâce ! ». Je passai sans m’arrêter et, la musique reprenant, allai me poster dans l’encoignure d’une fenêtre où j’attendis Rosny, m’apensant, à envisager ces seigneurs de si haute mine et ces dames si belles, ballant indéfatigablement sous les chandelles brûlant à profusion dans les lustres vénitiens, que si « l’affreux malheur » touchait à notre guerre contre l’Espagne, c’en était bien fini de ces jeux et de ces danses.
Rosny me rejoignant enfin, je lui dis sotto voce que le roi le réclamait très urgemment en son Louvre, que je ne pouvais en dire plus, n’en sachant pas plus, et que je l’allais attendre dehors dans une carrosse avec Beringuen. À quoi voyant Rosny pâlir quelque peu, j’ajoutai que le roi se portait comme un charme, que ce n’était pas là le point, que quant à lui, il se hâtât de se tirer de là, Beringuen et moi ayant jà perdu beaucoup de temps à nous dégager d’une embûche de la truandaille.
Au Louvre, nous encontrâmes, nous attendant au guichet, M. de Vie avec une face longue comme un carême qui, nous faisant à voix basse le reproche d’avoir tant délayé, nous dit que le roi se trouvait dans la petite chambre qui faisait suite à son cabinet aux oiseaux. Nous y courûmes, Rosny rouge et suant d’avoir tant dansé, et nous vîmes le roi vêtu de sa seule robe de nuit, marchant qui-cy qui-là à grands pas, les mains derrière le dos, l’air chagrin et songeard ; et, assise sur un cancan, son blond cheveu dénoué et sa vêture laissant voir la moitié d’un tétin, la marquise de Montceaux, laquelle pleurait des larmes grosses comme des pois ; et enfin appuyés tout droit contre les murailles, sans branler ni piper, une demi-douzaine des conseillers les plus écoutés de Sa Majesté ; mais ce qui me frappa le plus à l’entrant, ce fut le profond silence qui dans la petite pièce régnait, lequel n’était troublé que par le bruit des bottines de nuit de Henri sur le parquet.
— Ha, Rosny ! Ha, Siorac ! dit-il en s’arrêtant, mais il n’en dit pas plus, son vent et haleine paraissant lui manquer.
Et nous, nous génuflexant à tour de rôle devant lui, tout soudain il retint la main de Rosny dans la sienne, et posant son autre main dessus, il lui dit :
— Ha, mon ami ! Quel malheur ! Quel affreux malheur ! Amiens est prise !
— Amiens ! s’écria Rosny. Hé, vrai Dieu, Sire ! Une si grande et puissante ville ! Laquelle est quasi le boulevard de Paris et met la capitale à deux doigts d’être elle-même assiégée ! Mais, Sire, comment cela s’est-il pu faire ?
— Hélas ! Hélas ! dit le roi. C’est un coup du ciel ! Ces pauvres gens d’Amiens, pour avoir refusé une petite garnison que je leur ai voulu bailler, se sont si mal gardés qu’ils se sont tout à plein perdus.
Le roi n’en dit pas plus alors, mais ce que j’appris plus tard, je te le vais dire ici, lecteur, pour éclairer ta lanterne.
Quand Amiens, qui était ligueuse, se rendit au roi, elle posa, en effet, comme condition à sa reddition qu’on ne lui mît point dans ses murs de garnison royale, tant par chicheté (ne voulant pas pourvoir à l’entretainement de cette troupe) que par cette jaleuseté de franchise municipale que l’on retrouve partout en ce royaume, nos bons bourgeois voulant être tout ensemble très protégés du roi et n’en pas payer le débours. Qui pis est, nosdits bourgeois d’Amiens, n’étant pas fort friands d’assurer eux-mêmes les peines et les fatigues des gardes, avaient délégué à cette lassante, ingrate et monotone tâche les plus pauvres de la ville. Mais hélas ! on ne fait pas d’un misérable un soldat en lui mettant un morion sur la tête et une pique à la main. La suite bien le prouva.
Or, le cardinal Albert, qui commandait l’armée espagnole des proches Flandres, n’ignorait rien de ces faiblesses par les ligueux peu repentis qui s’encontraient dedans la place, et le capitaine Hernantello recevant de lui cinq mille hommes de pied et sept cents chevaux dudit cardinal, chemina toute la nuit de Doullens à Amiens et dépêcha à l’aube quelques soldats vêtus en paysans, lesquels conduisaient un chariot plein de viandes et de fruits, et demandèrent l’entrant à la porte de Monstrecut et l’obtinrent. Et comme ledit chariot était engagé sous la herse relevée, un des soldats qui portait un sac de noix sur sa tête en délia la gueule si dextrement que nombre de noix churent à terre. Quoi voyant, les pauvres hères qui gardaient la porte, ne pouvant à cette aubaine résister, se mirent à croupetons pour les ramasser et en remplir leurs poches. En même temps, le soldat qui conduisait le chariot coupa les traits des chevaux, tant est que, ceux-ci s’égaillant, le chariot resta sous la herse et quand on la voulut clore, la bloqua. Les malheureux gardes furent promptement dépêchés et le gros des Espagnols, accourant de tous les replis de terrain où ils s’étaient cachés, en moins d’une demi-heure se saisirent des portes, tours, forteresse, églises, places et carrefours, faisant une immense picorée de canons et de munitions et mettant si impiteusement les bourgeois d’Amiens à rançon pour racheter leurs vies que les coquefredouilles, pour avoir voulu s’éviter les débours d’une petite garnison, en un battement de cil perdirent tout.
Le roi ne gâcha pas de temps à jérémier, ni à conter le menu de l’histoire comme je viens de faire : il dit le fait tout brut et s’accoisa, attendant que Rosny et les conseillers qui étaient là baillassent leur opinion, se peut pour ce qu’il voulait tâter à quel degré s’encontraient encore leur fermeté et leur fidélité à lui après ce terrible coup. En quoi, s’agissant du moins de Rosny, il ne fut pas déçu.
— Or bien, Sire ! dit-il d’une voix haute et claire, il n’est remède ni dans le blâme d’autrui ni dans la plainte sur soi. Amiens est prise. Il faut la reprendre ! À quelque prix que ce soit, il nous la faut reprendre ! Or donc, Sire, ne vous mélancoliez point ! Rassemblez le ban et l’arrière-ban de votre bonne noblesse et mettons-nous le cul sur selle et l’arme au poing !
Je fis chorus et, avec un temps de retard, les conseillers qui s’encontraient là, et dont deux ou trois que je ne veux nommer se trouvaient être des ligueux mal repentis et se peut, en leur for, point trop mécontents de cette male heure de la France (tant leurs cœurs corrompus s’attachaient encore à l’Espagne), concoururent à leur tour à l’avis de Rosny. Oyant quoi, le roi ayant jeté de l’un à l’autre son œil aigu, et paraissant satisfait de cette unanimité (dont il n’était pas toutefois sans saisir les nuances), il dit de cette façon vive et gaillarde qui n’était qu’à lui :
— Mes amis, merci ! Dès la pique du jour, je monterai à cheval et partirai parer au plus pressé : rassurer les villes circonvoisines d’Amiens, lesquelles doivent être terrifiées à l’idée de subir sa fortune.
Puis se tournant vers la marquise de Montceaux qui, assise sur son cancan, sanglotait son âme, toutefois dans la plus gracieuse des poses, et un tétin à demi dévoilé, il lui dit :
— Mamie, j’ai assez fait le roi de France : il est temps de faire le roi de Navarre.
Allusion aux temps où, cousu comme tortue dans sa cuirasse, il passait plus de temps sur son cheval que dans son lit, pour autant qu’il eût même un lit, courant par monts et vaux pour échapper aux embûches. Suivit un long silence pendant lequel il parut songeard et dois-je confesser ici que le quart d’une seconde mon œil vagabond tomba sur celle des beautés de la Gabrielle qui était à découvert et qu’elle n’avait peut-être pas conscience de laisser voir, car sitôt quelle eut saisi mon regard à travers les larmes qui obscurcissaient le sien – et de par ce sixième sens qu’ont les femmes et qui les fait se retourner quand on envisage les mouvements de leurs dos –, d’un geste vif et sans discontinuer ses sanglots, elle couvrit l’objet de mon indiscrétion, ce qui n’eut d’autre effet que d’attirer sur lui l’attention de tous et du roi.
— Ma maîtresse, dit-il de ce ton enjoué et goguelu qui plaisait tant à ses sujets, il nous faut quitter nos douces armes, vous et moi. Et quant à moi, monter à cheval pour faire une autre guerre.
Cependant, avant que de départir pour faire « une autre guerre », Henri prit le temps de nous voir en particulier, Rosny et moi, et décision de très grande conséquence et pour ladite guerre, et pour l’avenir du royaume, il confia la haute main de ses pécunes à Rosny, étant profondément dégoûté de la façon dont M. d’O et ses autres financiers avaient empli leurs poches à ses dépens. Or, ayant calculé qu’il lui faudrait cent cinquante mille écus par mois pour nourrir l’immense armée qu’il allait rassembler sous les murs d’Amiens, et le trésor royal étant à sec – ses trésoriers lui coûtant plus que la marquise de Montceaux – Sa Majesté permit à Rosny d’user à la parfin de tous moyen et entreprise pour tirer le plus d’argent possible de la nation. On recourut alors à ce vieil, à ce très vieil expédient que Henri III avait condamné, mais auquel il avait lui-même recouru dans la suite, lequel expédient, que je le dise enfin, consistait à vendre pour trois ans tant à Paris que dans les provinces et régions, les offices et les charges du royaume au plus offrant. Déplorable abus qui généralise la corruption d’un bout à l’autre de l’État et gangrène de proche en proche ses membres, puisqu’il va sans dire que le gautier qui a payé fort cher, par exemple, une charge de juge pour trois ans, n’aura de cesse qu’il ne se soit repayé sur le dos des justiciables !
Pour moi, les artilleries, munitions, vivres et pécunes étant amassés, mon fort délicat rollet était de les voiturer chaque mois ou demi-mois de Paris à Amiens, soit que j’eusse à diriger l’escorte, soit seulement à seconder Rosny.
Or, belle lectrice, s’il plaît à vous de me prêter votre mignonne oreille, j’y vais verser un conte touchant ces pécunes qui non seulement vous ébaudira mais, se peut, vous éclairera aussi sur les étranges mœurs des puissants de ce royaume.
Madame (qui, se rebiscoulant de son intempérie, s’était résignée à s’absenter, pour quelques années encore, des félicités éternelles) nous invita fin mars, M. de Rosny et moi-même, à sa table – grand honneur, certes, mais petite repue, la chère de la princesse étant si Spartiate.
Pour moi, je confesse que j’aimais prou Catherine de Bourbon (maugré le long nez qui l’enlaidissait) pour la raison que sa naïveté me laissait atendrézi. Il est vrai qu’elle avait d’assez beaux yeux qui n’étaient pas sans rappeler ceux du roi son frère, mais moins vifs, étant comme embués de ses vertus, lesquelles lui tenaient lieu de mari. En dépit en effet de son rang, qui faisait d’elle le parti le plus enviable de la chrétienté, à quarante-trois ans, elle restait fille encore, ne voulant pas d’un seigneur catholique et les Français ne voulant pas pour elle d’un prince protestant[103]. Le ciel l’en consolait et aussi cet avantage qu’elle avait de ne rien connaître des turpitudes de ce monde, ne voyant jamais le mal et rougissant comme nonnette : comparaison qui l’eût, de reste, affligée, se trouvant si roide huguenote.
La repue finie, qui nous laissa Rosny et moi sur notre faim (nos esprits animaux étant plus grossiers que ceux de la princesse), et la table de la dînée étant encore dressée entre nous, son maggiordomo lui vint annoncer qu’un certain Robin, qui se disait homme d’argent, la suppliait très humblement de le bien vouloir admettre en sa présence. Ce à quoi M. de Rosny, étant fort occupé à vendre, comme j’ai dit, pour trois ans, les offices du royaume, pressa Madame de consentir, s’apensant que ce Robin désirait se rendre acquéreur d’une charge.
Je crains, belle lectrice, que ce Robin-là n’aille fâcher vos yeux, car il avait peu à se glorifier dans la chair, clochant d’une gambe et louchant d’un œil. Il fit de prime à Madame des compliments à l’infini, lesquels il répéta à M. de Rosny et à tout hasard à moi-même (encore que je gage qu’il ne sût même pas mon nom) et me parut présenter en sa petite et contrefaite personne un mélange d’humilité abjecte et de sournoise impudence qui ne me parut guère parler en sa faveur. En outre, quel que fût celui des deux yeux qu’on envisageât, le torve ou l’autre, l’impression de fausseté qu’il vous laissait était la même et paraissait irrémédiable.
— Votre Altesse, dit-il, pardonnez-moi, de grâce, de ne point me génuflexer devant vous, mais (ajouta-t-il avec un soupir à vous fendre le cœur) ma pauvre gambe en est la cause.
— Robin, dit Madame roidement et lui coulant le long de son grand nez un assez froidureux regard, je n’appète pas à ces génuflexions, lesquelles, à mon sentiment, ne devraient s’adresser qu’au Maître du Ciel. Mais de grâce, venez-en au point. Le temps que nous passons en cette vallée de larmes est bref. Ne le gaspillons pas en courbettes. Dites-nous votre affaire, sans tant languir.
— Votre Altesse, dit Robin, puisqu’il faut vous obéir, voici : j’ai l’espérance d’obtenir des Messieurs du Conseil du roi l’affermement des offices de Tours et d’Orléans pour la somme de soixante-quinze mille écus.
— Rosny, que signifie « l’affermement » ? dit Madame laquelle, quand elle était ignorante, avait de l’esprit assez pour le dire sans vergogne et tâcher de s’instruire.
— Robin, dit Rosny la face imperscrutable, désire recevoir du Conseil du roi l’autorisation de vendre, à notre place, les offices de Tours et de Poitiers.
— Et quel intérêt Robin a-t-il à cela ? dit Madame avec son naïf bon sens.
— Immense, dit Rosny dont l’œil se mit à briller.
— Comment cela ?
— La différence entre le prix qu’il obtiendra en vendant lesdits offices et la somme globale qu’il offre meshui au Conseil du roi, cette différence, dis-je, sera pour lui.
— Avec votre respect, monsieur, dit Robin, l’air incrédiblement faux, cette somme ne sera pas immense. Elle me paiera tout justement mes peines.
À quoi M. de Rosny sourit, mais ne dit rien.
— Mais, Maître Robin, dit Madame, qu’avons-nous à voir en cette affaire ?
— Votre Altesse, dit Robin, ayant ouï dire que M. de Rosny avait reçu la haute main sur les finances du roi, j’aimerais qu’il n’empêchât pas, ou que vous-même le priiez de ne pas empêcher l’affermement à ma personne des offices de Tours et d’Orléans, lequel affermement je me fais fort, sans son obstruction, d’obtenir du Conseil du roi.
— En avez-vous touché mot audit Conseil ? dit Rosny.
— Pas encore, dit Robin en baissant les yeux.
— Si j’entends bien, dit Rosny avec un imperceptible souris, vous me considérez comme le principal obstacle à vos projets. Eh bien, Robin ! reprit-il, vous qui êtes, semble-t-il, plein de ressources, dites-moi comment vous comptez faire pour ôter cet obstacle de devant votre chemin ?
— Monsieur le Baron, dit Robin en se tortillant quelque peu, et l’œil à nouveau baissé, j’aimerais que Madame, et vous Monsieur, me fassiez le très grand honneur d’accepter de moi, en gage de mon respect pour vous, ces deux humbles présents.
Ayant dit, il tira de son pourpoint deux diamants et les déposa sur la table de la dînée et, comme le hasard le voulut, devant moi.
— Qu’est cela, Siorac ? dit Madame, qui avait la vue un peu courte.
— Deux diamants, Votre Altesse.
— Et lequel est pour qui, Robin ? dit Rosny, qui devant une si dévergognée impudence me parut hésiter entre l’indignation et le rire.
— Le plus petit, dit Robin, d’une valeur de deux mille écus est pour Son Altesse, et le plus gros, d’une valeur de six mille écus, est pour vous, monsieur le Baron.
— Robin, dit Rosny qui parut cette fois tout près de rire, vous n’êtes guère galant. Vous eussiez dû offrir le plus gros à Son Altesse.
— Monsieur le Baron, dit Robin gravement, avec tout le respect que je dois à Son Altesse, Son Altesse n’est pas chargée des finances du roi.
À quoi, Madame et Rosny s’étant entre-regardés, s’esbouffèrent à rire, mais en bref et froidureusement, et davantage dans la dérision que dans la gaîté.
— Robin, dit enfin Rosny d’un ton fort déprisant, sachez que céans nous n’acceptons pas les gants.
Expression bizarre qui m’étonna dans sa bouche, étant empruntée à l’Espagne, où elle voulait dire « accepter un pourboire ».
— Et à la vérité, reprit-il d’un ton sévère, le roi perdrait prou à votre barguin. Sachez, en effet, Maître Robin robeur, que j’ai jà vendu à des particuliers la moitié des offices de Tours et d’Orléans pour la somme de soixante mille écus, tant est que j’ai espérance de vendre l’autre moitié pour la même somme, ce qui fera en tout cent vingt mille écus au lieu des soixante-quinze mille écus que vous proposez pour l’affermement. La différence est belle ! Et je préfère, quant à moi, qu’elle serve à munitionner et à nourrir l’armée du roi sous Amiens qu’à remplir votre poche ! Reprenez vos diamants, Maître Robin, poursuivit-il en se levant et en parlant d’une voix forte et encolérée, et portez-les à ceux qui acceptent les gants. À d’autres, Maître Robin, à d’autres ! Céans, c’est du roi seul que nous acceptons les présents !
Le Robin, l’œil faux et la tête basse, reprit ses diamants avec une dextérité qui montrait bien que l’empochement lui était plus naturel que le dépochement et, balbutiant des respects et des compliments, s’escampa en reculant, faisant autant de demi-courbettes que sa gambe clochante le lui permettait. Toutefois, je suis bien assuré que si, à cet instant, on eût pu lui ouvrir le crâne, on n’eût trouvé dans ses mérangeoises ni confusion ni vergogne, mais un grand déprisement pour ces maudits huguenots qui voulaient se mêler d’être honnêtes à la tête de l’État.
Pour moi, prenant promptement congé de Madame, je saillis quasi sur ses talons et, tirant Luc à part, je lui commandai de suivre le Robin très à la discrétion et de tâcher de savoir ce qu’il allait faire là où il se rendait. Et comme je savais qu’étant grand joueur de dés au moins autant que grand coureur de cotillons, Luc était toujours à court de clicailles, je lui glissai à l’oreille : « Luc, deux écus pour toi, si tu ne faillis. » Promesse qui lui donna des ailes.
Revenant alors auprès de Madame, je trouvai Rosny prenant congé d’elle, mais sur le su de la mission que j’avais confiée à Luc, et Madame le priant de demeurer pour attendre le retour de mon page, il se rassit. Et nous fûmes ensemble une grosse heure à deviser, avant que mon Luc revînt hors de souffle, mais l’œil fort animé. Prenant à peine le temps de se génuflexer devant Madame, tant il sentait l’importance de ce qu’il allait dire, il commençait à bredouiller quand Madame lui dit, non sans bonté, mais d’un ton ferme :
— Mon enfant, prenez le temps de retrouver votre vent et haleine. Parlez en articulant et tenez-vous droit !
Quoique Luc eût le cheveu en bouclettes blondes et l’œil azuréen, il fallait avoir la vue aussi courte que la princesse pour l’appeler « mon enfant », ce qui tout ensemble flatta Luc et l’ébaudit, pour ce qu’il allait vers ses seize ans et avait toutes les raisons de penser qu’il était un homme.
Néanmoins, n’étant pas la sorte de béjaune à être pris sans vert, il fit à la princesse un fort gracieux et profond salut, se redressa et dit en parlant haut et clair :
— Votre Altesse, je suis entièrement dévoué à vos ordres.
— Bref, dit Rosny, qui avait la patience brève.
— Le gautier, reprit Luc, en saillant d’ici, a couru tout dret chez Mme de Sourdis.
— Tiens donc ! dit Rosny en échangeant un regard avec moi.
— Que veut dire ce « tiens donc » ? fit Madame.
— Que Mme de Sourdis n’est pas sans lien avec le chancelier de Cheverny.
— Sans lien ? dit Madame.
— Madame, dit Rosny, Votre Altesse n’ignore pas qu’il y a trois ans, quand le roi et la marquise de Montceaux furent compère et commère au baptême du fils de Mme de Sourdis, la marquise s’étant plainte, au moment où elle tenait l’enfantelet sur les fonts qu’il était presque trop lourd pour elle, un plaisant qui se trouvait derrière la marquise vint à dire qu’il ne fallait pas s’étonner qu’il fût si pesant, puisqu’il avait des sceaux pendus au cul…
— Et que voulait-il dire par-là ? dit Madame en ouvrant de grands yeux.
— Mais que le chancelier de Cheverny, garde des Sceaux, était le père de l’enfançon.
— Mon Dieu ! dit Madame en rougissant, quelle horreur ! Un adultère ! Il est vrai, ajouta-t-elle, que mon pauvre frère lui-même…
Elle laissa sa phrase en suspens, soupira et reprit :
— Qui pis est, on dit que s’il divorce, il épousera une princesse catholique.
Ce « qui pis est » amena un demi-souris sur les lèvres de Rosny, tout huguenot qu’il fût.
— Votre Altesse, avec tout le respect, je n’ai pas terminé, dit Luc.
— Parle donc, dit Rosny.
— Je sais aussi qui était avec Mme de Sourdis et ce que le gautier fit en sa demeure.
— Ventre Saint-Gris ! s’écria Rosny qui avait emprunté ce jurement à Henri, du diable si j’entends comment tu as pu le savoir !
— C’est que, dit Luc d’un ton très chattemite, je ne suis pas sans connaître la chambrière de Mme de Sourdis.
— Et d’où la connais-tu, mon enfant ? dit Madame.
Je jetai une prompte œillée à Luc, laquelle ne fut pas utile, le galapian voyant bien à qui il avait affaire.
— Votre Altesse, dit-il avec un de ses gracieux saluts, il se trouve que la garcelette a servi dans ma famille et qu’elle est à moi très affectionnée.
— En bref, dit Rosny.
— En bref, Monsieur le Baron, j’ai appris que Mme de Deuilly était avec Mme de Sourdis…
— Ha ha ! fit Rosny.
— Monsieur, pourquoi ce « ha ha » ? dit Madame.
— Parce que Mme de Deuilly n’est pas sans lien avec M. de Fresnes.
— Dieu du ciel ! dit Madame en rougissant derechef, dans quel monde vivons-nous !
— Poursuis, Luc, dit Rosny.
— D’après la garcelette, dit Luc, le gautier donna un gros diamant à Mme de Sourdis et un autre, plus petit, à Mme de Deuilly.
— Et elles les acceptèrent ? dit Rosny.
— Oui-da ! dit Luc, mais ce qui se dit ensuite, la chambrière ne l’ouït pas, tant le gautier parlait à voix basse.
— Seigneur ! dit Madame, on m’eût fait ce conte il y a huit jours que je l’aurais décru et je le décroirais encore meshui si je n’avais vu, de ces yeux vu, et ce Robin, et ces cailloux.
— Nous verrons demain les effets sur d’autres de ces gants, dit Rosny, avec l’air d’un homme qui touchait à son triomphe.
Le lendemain, alors que je débattais avec Rosny en son logis des façons et manières de voiturer en toute sûreté jusqu’à Amiens tout l’or qu’il avait par-devers lui ramassé, le chancelier de Cheverny envoya à mon hôte un huissier pour le prier de venir incontinent au Conseil. À quoi Rosny dit qu’il irait et, l’huissier départi, se remit fort tranquillement en affaire avec moi, tant est que je finis par lui dire :
— N’irez-vous point au Conseil ?
— Babillebahou ! dit Rosny avec un sourire du coin du bec, qu’ils m’espèrent ! Ils ont davantage besoin de moi que moi d’eux !
Toutefois, l’huissier revenant lui dire que la compagnie le réclamait instamment pour résoudre une affaire où le roi toucherait, si elle était conclue, soixante-quinze mille écus comptant, Rosny, me lançant un regard connivent, se leva, et me glissant à l’oreille qu’il me conterait à son retour le sel, le suc et la saveur de son entretien avec ces Messieurs, me pria de l’attendre.
Ce que je fis, ayant à rêver sur ce voiturement de l’or jusqu’à Amiens sur lequel d’aucunes truandailles en ce royaume eussent aimé prou abattre les pattes avant que le roi en eût vu la couleur. Mais je ne pus penser très longtemps au meilleur moyen de parer à ces périls, parce que Rosny revint une demi-heure à peine après qu’il fut départi et, s’excusant de prime qu’il eût à écrire une lettre au roi, au lieu que d’appeler un de ses secrétaires, l’écrivit de sa main, ce qui me donna à penser qu’elle était fort secrète. Après quoi, ses larges pommettes relevées par un rire à belles dents qui faisait étinceler aussi son œil bleu, il mit la lettre dans son pourpoint et me dit :
— Siorac, vous n’avez jamais ouï pareil Conseil que celui-là et je peux vous jurer que c’est bien le dernier où Cheverny et Fresnes auront attenté de me chanter pouilles. Ventre Saint-Gris ! je leur ai cloui le bec ! Le chamaillis commença dès mon entrant, le chancelier Cheverny m’envisageant froidureusement et disant en toquant de deux doigts sur la table :
« — Monsieur, il y a beau temps que nous vous attendons ! Et je vous ai envoyé deux fois un huissier ! Nous avons reçu d’Amiens des lettres du roi qui ne chantent qu’argent et ne pleurent que pécunes, et pourtant, vous que le roi croit si diligent à lui rechercher des monnaies, vous voilà le dernier céans !
« — Monsieur, dis-je quelque peu mutiné à ouïr ce langage et à observer ce toquement de doigt sur la table – comme d’un régent tançant un écolier –, quoique je sois le dernier céans, si n’y suis-je pas le moins utile. J’ai fait des affaires ce matin pour soixante mille écus.
« — Qu’est cela ? dit M. de Fresnes, nos affaires valent bien les vôtres ! Nous avons vendu ce matin des offices pour soixante-quinze mille écus et tout en argent comptant.
« — Et quels sont ces offices, monsieur ? dis-je.
« — Ceux des généralités de Tours et d’Orléans, dit alors le chancelier de Cheverny d’un ton tout à fait paonnant, desquels nous avons trouvé bon d’accorder l’affermement au sieur Robin de Tours pour ladite somme de soixante-quinze mille écus.
« — Ho ! Ho ! Monsieur ! dis-je alors en le regardant œil à œil. Je vois bien ce qu’il en est ! Que si j’eusse accepté les gants, d’autres ne les eussent pas eus !… Mais pour moi, s’agissant d’un siège si important pour la France où le roi risque quotidiennement sa vie, ainsi que tant de bons Français, je pense qu’il ne faut rien bailler à vil prix.
« — Or bien, monsieur ! reprit le chancelier Cheverny, en pâlissant quelque peu, que voulez-vous dire avec ces gants ?
« — Je ne veux dire autre chose, monsieur, sinon que j’avais jà refusé ce que ce Robin vous a offert, pour la raison que j’espère vendre la totalité desdits offices pour une somme quasi presque le double de ce qu’il offre.
« — Mais ce n’est qu’une espérance ! dit alors M. de Fresnes, acide comme un citron. Et ce n’est que trop disputer. Il faut voir si le Conseil se tiendra à ce qu’il a décidé, ou si nous laisserons changer notre arrêt par un particulier… »
— À quoi, reprit Rosny, le particulier dont il était question se leva, fit un large salut à ces Messieurs du Conseil, et tout de gob se retira, les laissant tous béants. Et vous allez voir, Siorac, que l’on ne va pas tarder à relancer l’ours dans sa tanière pour tenter de le plier. La vérité est que le Conseil n’aime guère que je vende les offices sans passer par lui, d’aucuns d’entre ces Messieurs voulant se graisser le poignet au passage, comme ils ont fait toujours. Mais rien n’en vaut ! Le roi m’a confié ses finances et pas un écu n’ira s’égarer dans une poche, ni un diamant sur la grasse gorge d’une belle.
Il achevait à peine quand son maggiordomo vint lui annoncer le secrétaire Fayet.
— Siorac, dit Rosny, plaise à vous de passer dans ce petit cabinet en laissant la porte entrebâillée, afin que d’ouïr des deux oreilles ce qui se dira céans.
Le secrétaire Fayet que bien je connaissais était si frêle qu’un souffle l’eût versé à terre, la face fort estéquite se rétrécissant triangulairement vers le menton, le poil gris fort rare, tant sur ladite face que sur le crâne, le nez long, mince et pointu, la voix aiguë, l’air chafouin et une curieuse habitude de marcher les fesses serrées et les cuisses frottant l’une contre l’autre comme s’il eût été escouillé. Ce qui n’était nullement le cas, le gautier ayant engendré dix enfants par le moyen de trois successives épouses.
— Monsieur de Rosny, dit-il de sa voix de fausset, le Conseil du roi me dépêche à vous afin que vous signiez, comme les autres membres du Conseil, les minutes de l’arrêt qui dévolue à Maître Robin l’affermement des offices de Tours et d’Orléans.
— Rien n’en vaut ! dit Rosny.
— Comment, rien n’en vaut ? dit Fayet, l’œil écarquillé et la bouche bée. Qu’est cela ? Qu’est cela ? Monsieur, voulez-vous dire que vous ne signerez pas les minutes ?
— Vous m’avez bien ouï.
— Mais, Monsieur, l’arrêt ne saurait être valable si vous ne le signez pas.
— Il ne sera donc pas valable.
— Monsieur, pardonnez-moi, mais vous violez les formes !
— Adonc, je les viole.
— Monsieur, que dira le roi ?
— C’est justement ce que je lui demande, dit Rosny, dans une lettre que je viens de lui écrire touchant cette affaire.
— Ho ! Ho ! Monsieur ! s’écria Fayet, sa voix partant dans les aigus. Pourriez-vous écrire une lettre à Sa Majesté qui puisse être dommageable à d’aucuns membres du Conseil ?
— C’est selon.
— Monsieur ! Monsieur ! s’écria Fayet en agitant devant sa face ses petites mains, ne serait-il pas équitable que lesdits membres connaissent le contenu de cette lettre avant qu’elle départe pour Amiens ?
— Je ne sache pas, dit Rosny roidement, que je doive faire lire au chancelier de Cheverny et à M. de Fresnes les lettres que j’écris au roi…
— Mais, Monsieur, dit Fayet (qui était la créature de Cheverny), vous pourriez me la lire à moi et je leur en dirai le contenu.
— Et quel bien en tirerons-nous ? dit Rosny.
— Se peut nous redresserons entre nous ce que vous trouvez tordu sans toutefois ennuyer le roi avec ces pointillés !
— Eh bien, Monsieur, dit Rosny (qui ne demandait que cela), votre gracieuse importunité a eu raison de ma résistance. Voici.
Ha, lecteur ! Que je regrettai de ne pouvoir envisager la face de ce Fayet quand Rosny, d’une voix forte et claironnante, lui lut la lettre où il contait tout à plat comment Madame et lui-même ayant refusé les diamants de Robin, celui-ci les avait portés à Mme de Sourdis et à Mme de Deuilly avec les effets que l’on sait sur les décisions du chancelier et de M. de Fresnes touchant l’affermement des offices à Robin…
— Monsieur ! Monsieur ! s’écria Fayet, c’est peu de dire que dans cette lettre vous n’épargnez pas les personnes…
— Ni la vérité, dit Rosny roidement.
— Mais, poursuivit Fayet la voix blèze et bégayante, deux dames y sont nommées…
— Lesquelles ont eu le tort d’accepter les diamants de Robin, ne pouvant ignorer qu’on ne donne rien pour rien.
— Assurément ! Mais, Monsieur, Monsieur ! Vous ne pouvez point ne pas savoir que Mme de Sourdis est la tante de la marquise de Montceaux !
— Laquelle, dit Rosny froidureusement, a des diamants assez pour en donner un à sa tante, s’il lui plaît, et plus gros et plus beau.
— Mais, Monsieur, à la parfin, n’y a-t-il pas remède ? dit Fayet, la voix fort trémulente.
— Si fait, vous l’avez formulé vous-même : si ces Messieurs redressent ce qui est tordu, devant vous je jetterai cette lettre au feu.
— Mais, Monsieur, n’allez-vous pas la récrire une fois consumée ?
— Fayet, dit Rosny avec hauteur, je n’ai, moi, qu’une parole. De reste, ce n’est là que pointillé, comme vous avez dit si bien.
Là-dessus, Fayet s’en fut, fort exagité, et revint une demi-heure plus tard, portant une lettre de Cheverny où il était dit que le Conseil avait cassé l’arrêt en faveur de Robin et s’en remettait entièrement à Rosny du soin de vendre à l’avenir les offices, puisque aussi bien tel était le bon plaisir du roi.
— Auquel ces Messieurs se plient bien tardivement, dit Rosny.
Ayant lancé cette flèche du Parthe, il poursuivit :
— Me voici donc satisfait. Voyez, Fayet, à vous donner vous-même du contentement en brûlant cette lettre dans le feu flambant que voilà.
Ce que fit Fayet non sans s’être de prime assuré en lisant la lettre qu’elle était bien celle qu’on lui avait lue.
Quand, à mon retour au logis, je contai toute l’affaire au chevalier de La Surie, il rit de prime à gueule bec et tout son saoul, et son esbouffade finie me dit :
— Je gage, mon Pierre, que tu conteras toute l’affaire au roi, quand nous voiturerons l’or à son camp sous Amiens.
— Nous, Monsieur le Chevalier ? dis-je en levant le sourcil. Vous ai-je dit que vous êtes pour m’accompagner ?
— Fi donc, mon Pierre ! dit La Surie, trêve de tes tabustages et taquinades ! Je sais par Pissebœuf que tu as le propos de lui confier l’arrière-garde de l’escorte et à moi l’avant-garde…
— La peste soit de la langue de ce Gascon ! m’écriai-je en riant. Et de reste, pouvais-tu en douter, mon Miroul ? Mais pour répondre à ta question, oui-da ! je conterai l’histoire au roi et d’autant qu’elle fait reluire la vertu de Rosny et ternit celle des Fresnes, des Cheverny et autres conseillers de raison sans raison qui ne rêvent que de se remplir l’escarcelle en Paris, pendant que le roi et sa bonne noblesse se mettent au hasard de leur vie sous Amiens.
— Toutefois, dit Miroul d’un air songeard, Rosny a promis le secret à Fayet.
— Il l’a promis pour lui, et non pour moi. Et pourquoi, à ton sentiment, m’a-t-il fait retirer dans ce petit cabinet, la porte entrebâillée, sinon pour que je porte témoignage de cette scène à Henri ?
— Cornedebœuf ! dit La Surie, j’y vois clair enfin ! Rosny baille sa parole à Fayet et s’arrange pour que tu y manques pour lui… Il faut bien avouer que ton Rosny est un grand Machiavel.
— Mon Rosny est un grand honnête homme, mais, mon Miroul, ne le sais-tu pas comme moi ? Même une bonne politique ne se fait pas innocemment…
Mon département pour Amiens fut délayé d’une semaine encore, pour ce qu’une partie de l’or que Rosny avait amassée devait être par lui changée en munitions et en vivres. Quant à moi, je n’avais pas trop de ces huit jours de grâce pour rassembler une escorte que je voulais puissante assez pour affronter une embûche et toutefois suffisamment rapide pour lui échapper, si l’embûche se trouvait elle-même trop forte pour que je la pusse balayer en un tournemain, l’important étant non pas de se battre, mais que le précieux envitaillement que je transportais pût atteindre le roi. Raison pour quoi je ne voulus pas de gens de pié qui m’eussent beaucoup alenti, mais des cavaliers et non point de lourdes charrettes, mais des coches de voyage, lesquelles, même chargées aussi lourdement que leurs essieux le pouvaient souffrir, s’avéreraient infiniment plus roulantes.
Au beau mitan de cette fébrile activité, je ne laissais pas que d’être fort irrité par l’extraordinaire mobilité, légèreté et crédulité de l’esprit français. Amiens pris, on crut le roi perdu, la monarchie défaite, le royaume occupé, chacun ne songeant plus qu’à son particulier, les Grands recommencèrent leurs infinies brouilleries, la noblesse protestante ne rejoignit pas le roi sous Amiens, et les débris de la Ligue reprirent vie tout soudain. Les nouvelles les plus fausses dont l’origine n’était assurément pas innocente se mirent à ébranler Paris et à exagiter le populaire. Il n’était point de jour qu’on annonçât qu’une grosse ville avait été capturée par l’Espagnol et comme si Amiens ne suffisait pas, on annonça la prise de Poitiers… La sournoise méchantise des ligueux alla plus loin encore. Ils firent courir le bruit que le roi était frappé d’une maladie mortelle, tant est que, ses jours étant comptés, on creusait jà sa tombe…
Trois jours avant mon départir pour Amiens, Pissebœuf me vint trouver et me dit, grinçant quasi des dents, qu’ayant vidé à la nuitée un flacon avec Poussevent à la taverne de l’Écu, il avait ouï à la table voisine une demi-douzaine de gautiers porter une tostée à la santé et à la victoire du roi d’Espagne. Après quoi, ayant piqué leurs dagues sur la table, ils avaient, avec jurons et menaces, exigé du tavernier et de ses pratiques qu’ils en fissent autant. Ce dont Poussevent et lui-même tenaient très à cœur de se revancher et, ayant appris par le tavernier que lesdits gautiers venaient chez lui chaque jour à la même heure vider leurs gobelets, il avait le propos, avec ma permission, d’y aller avec Poussevent et quatre ou cinq de mes gens afin que de frotter quelque peu ces Français espagnolisés.
Pour moi, ne voulant ni refuser cette permission ni l’accorder sans réserves, craignant qu’il y eût mort d’homme, je pris le parti de commander de ma personne ce chamaillis et d’introduire dans sa préparation quelques petites précautions dont la première fut d’avertir Pierre de Lugoli du lieu et de l’heure. La seconde de faire revêtir à tous mes gens sous leurs pourpoints une chemise de mailles, et enfin, de faire préparer par Faujanet quelques bons gourdins, lesquels enveloppés dans une couverture, furent portés par un de mes gens dans le coin le plus sombre de la taverne, un peu avant l’advenue de nos croquants. Pour moi, je revêtis ce pourpoint de buffle épais qui m’avait été de bonne usance quand j’avais délogé le Bahuet de ma maison après la prise de Paris.
Nous entrâmes aux chandelles à l’auberge de l’Écu, et bien avant ces fols que j’ai dits et qui, dans l’aveuglement de leur zèle fanatique, préféraient vivre sous le joug et l’inquisition de l’Espagnol que sous la très débonnaire loi d’un souverain dont ils étaient les sujets naturels. La taverne était quasi vide encore, et m’installant seulet à une table voisine, celle dont le tavernier m’avait dit qu’elle était la préférée de ces faquins, je plaçai le gourdin dont je m’étais muni entre mes gambes, de façon à le dissimuler. Le reste de ma compagnie, qui s’attabla à une autre table derrière moi, chacun tenant son gourdin caché comme j’avais fait moi-même et le chapeau très rabattu sur l’œil, comprenait le chevalier de La Surie, le grand et maigrelet Pissebœuf, le bedondainant Poussevent et enfin, mon majordome Franz et mon cocher Lachaise, lesquels j’avais préférés à Luc et Thierry, combien qu’ils fussent bien plus médiocres combattants maugré leur taille géantine, pour la raison que je ne faisais pas fiance à la raisonnableté de mes pages, pour peu que l’ivresse du chamaillis leur lâchât la bride.
Une grosse demi-heure s’écoula avant que nos ligueux advinssent, laquelle je passai à boire un demi-gobelet en taquinant la servante, laquelle était une accorte brunette d’une vingtaine d’années dont le corps de cotte peu étroitement lacé laissait voir l’arrondi d’un tétin.
— Mamie, lui dis-je égarant ma main légèrement sur ses arrières, mais en prenant garde toutefois que son maître ne me vît pas, apporte-moi une deuxième chandelle, je n’y vois goutte.
— Ma fé ! dit-elle, comme inattentive à ma main, craignez-vous que votre gobelet ne trouve pas votre bec ? Et qu’avez-vous à voir céans ?
— Mais toi, dis-je sotto voce, et ton coquin tétin !
— Benoîte Vierge ! dit-elle en riant, le beau galant que voilà qui se contente de voir et mange son rôt à la fumée !
— Mignonne, dis-je, le voir est le frère du toucher. Un sol pour une deuxième chandelle et un écu pour délacer ton corps de cotte !
— Monsieur mon maître, dit-elle, les yeux ronds devant tant de largesse, gaussez-vous ?
— Nenni, voici le sol et l’écu, dis-je en les faisant tintinnabuler sur la table.
— Las ! dit-elle à voix basse, je ne peux prendre que le sol qui paye la chandelle : le tavernier est de moi fort jaleux. Mais pour peu que vous me nommiez l’arbre, la branche et la feuille, l’oiselle saura bien retrouver l’oiseau, avec ou sans écu.
Après ce badinage et d’autres chalands survenant en même temps que nos ligueux, la belle me quitta pour les désassoiffer, mais sans omettre en catimini en passant près de moi, quelques torsions de torse, balancements de hanches, tendres souris, conniventes œillades et les mille autres petits manèges par lesquels ce doux sexe est accoutumé à appâter le nôtre.
À la parfin les gautiers que nous espérions advinrent, lesquels s’attablèrent quasi devant moi, au nombre de sept : gens, à ce que j’augurai, à leur vêture et dégaine, de basoche et de boutique, portraits crachés et raqués de ces Seize qui, ayant chassé Henri Troisième de sa capitale, étaient montés, comme l’écume dont ils avaient la consistance, jusqu’à l’ambition de commander Paris, voire même le royaume avec l’appui des prêchaillons et de l’Espagnol, les fols s’imaginant que Philippe II, mettant la main sur la France, les eût soufferts plus du quart d’une minute à la tête des affaires ; grands chattemites au surplus, qui faisant trotter devant eux la prétendue défense de la religion contre l’hérésie, n’appétaient, dans la réalité des choses, qu’aux places et aux pécunes, devrais-je dire plutôt aux doublons dont l’Espagnol n’était pas chiche pour acheter ces créatures. Et que je le dise tout net à la parfin, traîtres, oui-da ! fieffés traîtres ! À qui Henri Quatrième avait noblement pardonné après la prise de Paris et qui, ayant naturellement l’âme basse, le haïssaient à proportion de sa clémence, se réjouissaient de son malheur et croyaient le moment venu de fonder une nouvelle fortune sur les débris de la France.
Ces sottards étaient assis à une table rectangulaire, trois faisant face à trois, et un gros gautier à gros cou (lequel me parut promis à une cravate de chanvre) se trouvait assis au haut bout de la petite table, et sourcillant, la lèvre arrogante, la face écarlate et le verbe haut, exerçait, ou assumait, une sorte d’autorité sur ses compagnons. J’observais qu’il portait, en plus d’un fort coutelas (comme le reste de ses compagnons), un pistolet passé à la ceinture, ce qui ne laissa pas que de m’inquiéter, car il n’est pas chemise de mailles qui soit à l’épreuve d’une balle.
— Compagnons, dit le gros gautier d’une voix trompettante à ses commensaux, puisque nos affaires vont si bien, foin de la chicheté boutiquière ! Vidons deux flacons par bec ! Et couard qui s’en dédit ! Que s’il y a parmi vous, compains, une âme trop molle ou une couille trop pendante pour gloutir un pot d’un bon petit vin de Montmartre, qu’ils aillent au diable de Vauvert ! Vive Dieu ! Restons entre hommes ! Jaquette ! Jaquette ! reprit-il en huchant à gorge rompue, sept flacons, là ! sur cette table ! Tout de suite ! Sans tant languir, friponne ! Ou de cette bonne lame, tudieu ! (dit-il en tirant un fort coutelas de sa gaine et en le brandissant) je te fends le gras du ventre des génitoires au gargamel !
— Monsieur, ce sont là paroles sales et fâcheuses, dit Jaquette, redressée comme une petite chatte, les deux pattes en avant, et les griffes sorties. Et quant au vin, il faut le temps qu’il faut pour le tirer. Et si n’ai-je encore que deux mains pour vous apporter sept flacons !
— Tavernier ! cria le gros gautier, clos le bec de ta pécore, ou par le cul de la putain du roi, je vais suspendre ses tripes autour de ton cou !
— Va, Jaquette, obéis, et promptement, dit le tavernier en bridant sa colère, mais en laissant filtrer à l’adresse du maraud sous sa lourde paupière un peu amène regard.
Jaquette se dirigea sans promptitude aucune vers le cellier, mais au moment d’en franchir le seuil, se tourna et sans envisager personne dit d’une voix dangereusement douce :
— Ma mère disait bien : tel qui fait le fendant à la beuverie et parle d’étriper les honnêtes gens, montre sa croupière au combat.
— Tudieu ! hurla le gros guillaume, ces flacons tout de suite, tavernier ! Ou je mets le feu à ton bordeau !
— J’y vais, dit le tavernier qui, sachant fort bien pourquoi mes compagnons et moi-même étions là, aimait mieux que le chamaillis tombât sur nous que sur lui.
Je me retournai, dès qu’il fut parti, et dis sotto voce à La Surie :
— Cave hominem cum pistola[104].
À vrai dire, je ne sais comment « pistolet » se dit en latin, cette arme raffinée étant inconnue des Romains. Mais mon Miroul m’entendit fort bien et, sans mot dire, battit du cil.
Là-dessus, le tavernier remonta de son cellier, suivi non de l’accorte brunette, mais d’une vieille fabuleusement flétrie qui portait, appuyés contre son tétin desséché, trois flacons, le tavernier s’étant chargé du reste.
— Or sus, tavernier ! dit le gros gautier, qu’as-tu fait de cette sotte embéguinée de crapaude de merde ? Elle est dans mes dettes : je lui dois quelques bons soufflets.
— Elle les a reçus de ma main, dit le tavernier, la paupière baissée sur son œil noir, et je l’ai pour son insolence dépêchée à sa coite, avec promesse de la désoccuper demain.
— Rien n’en vaut ! dit le gautier en se levant. Montre-moi sa chambre, tavernier ! Je lui veux faire incontinent batture, frappement et coup de pied de par le cul pour la punir de son caquet !
— Dans ma taverne, dit le tavernier d’une voix ferme, vous êtes chez vous, Monsieur mon maître. Mais dans mon logis, je suis chez moi.
— Bah ! Bah ! Maître Martinet ! dit un des ligueux, il sera toujours temps de corriger la sottarde quand nous aurons vidé flacons. Buvons de prime ! La batture n’en sera que meilleure, quand le vin nous aura échauffés !
— C’est raison ! C’est raison ! hucha le reste de sa compagnie et le Martinet, après avoir un moment balancé, se rassit, grondant et grommelant comme un dogue à l’attache, soit qu’il eût plus soif de vin que de vengeance, soit que l’œil noir du tavernier lui eût donné à penser. Mais à sa face écarlate, et à son petit œil rouge de goret, on pouvait voir que son cuir, tout épais qu’il fût, lui cuisait encore de la flèche de la servante et du rebutement du maître.
Tout le temps de ces escarmouches, j’étais demeuré coi comme souris, le chapeau fort rabattu sur l’œil et le nez dans mon gobelet, mes gens derrière moi ne pipant pas davantage, et la pratique qui était qui-cy qui-là attablée dans la petite salle voûtée et enfumée (d’aucuns des buveurs pétunant dans de petites pipes de terre cuite) ne disant mot non plus, peu soucieux de se frotter à ce gros et tonitruant gautier qui dégainait si facilement son coutelas et paradait un pistolet sur la ceinture de sa bedondaine.
Ledit Martinet me parut se plaire à l’espèce d’empire et de domination que l’accoisement de la pratique lui donnait sur la taverne. Car ayant vidé son flacon, il en commanda incontinent un second et, une main sur la hanche, il but d’un air de défi en promenant à la ronde ses petits yeux porcins.
— Çà, tavernier ! hucha-t-il à gorge rompue, apporte-moi une croûte de pain rôtie et le plus gros gobelet qui se pourra trouver céans, afin que je porte une tostée pour égayer la compagnie, laquelle me paraît aussi morne meshui que le pet d’un âne mort !
Le tavernier devait être accoutumé à cette exigence du Martinet, car il apporta quasi dans l’instant un grand hanap (lequel pouvait contenir assurément les deux tiers d’un flacon) et une tostée, laquelle Martinet jeta au fond du hanap devant que de remplir celui-ci de vin. Après quoi, il se mit debout.
— Compagnons ! cria-t-il d’une voix tonnante, à qui allons-nous porter cette tostée ?
— Au roi ! dit en répons un de ses compagnons qui paraissait jouer le rollet de l’acolyte en cet étrange rite.
— Mais quel roi ? cria Martinet d’une voix triomphale. Appellerons-nous roi ce bouc puant de Navarre, hérétique et relaps ? Fils bâtard de cette putain de Jeanne d’Albret ?
— Nenni ! Nenni ! hurlèrent d’une seule voix ses compagnons.
— Adonc, je répète : à quel roi ? reprit le Martinet.
— Au roi très catholique, dit en répons l’acolyte.
— Et qui est le roi très catholique, dernier rempart de la foi, pieux et vaillant défenseur de la Sainte Église catholique, apostolique et romaine ?
— Philippe II d’Espagne ! cria l’acolyte.
— Adonc, dit Martinet en dégainant son coutelas et en le plantant devant lui sur la table, je bois cette tostée à la santé et prospérité de Philippe II d’Espagne, à sa victoire sous les murs d’Amiens et à sa proche entrée en Paris !
Ayant dit, il but une gorgée de vin et tendant le hanap à son voisin de dextre, il hucha :
— À toi, compain ! Et ne sois si soiffeux que tu en boives plus d’une petite gorgée ! Il en faut pour toute la compagnie céans ! Et le dernier qui fera cul sec mangera la tostée au fond du hanap, et, foi de Martinet, si je ne lui baille pas alors un flacon pour soi seul, je veux bien être croqué vif par tous les diables de l’Enfer !
Une telle offre, qui eût déchaîné d’ordinaire les acclamations, encontra chez la pratique un silence mortel, étant assortie d’une santé si traîtreuse. À quoi Martinet ne fit que rire, confiant dans l’étalage de sa force.
— Bah ! Bah ! dit-il tandis que ses compagnons buvaient au hanap une gorgée de vin, chacun ayant bravachement planté son cotel devant lui sur la table. Bah ! Bah ! reprit-il en promenant ses petits yeux rouges, mi-goguelus mi-menaçants, sur la pratique : d’aucuns, céans, sont comme les garces. Pour leur donner contentement et soulas, il faut de prime les forcer…
Ce qui fit esbouffer ses séides « comme un tas de mouches » – encore qu’il faille l’imagination d’un Rabelais pour avoir vu des mouches rire. Mais comme on sait, la dive bouteille anime prou la folle du logis, avant que de l’endormir toute.
— Compain ! dit le Martinet au dernier qui avait bu, passe le hanap à ce gautier qui gloutit son vin en Suisse à sa petite table. Tudieu ! Je ne suis pas moi chiche-face ni pleure-pain ! Quand je bois, je veux que tout le monde ait soif ! Quand je pète, j’appète à ce que tout le monde pète ! Tudieu, petit compagnon ! poursuivit-il en attachant sur moi ses petits yeux fouineurs et méchants, foin de ta solitude de merde ! Prends ce hanap, porte la santé à qui tu sais, et bois !
À cela, je jetai de prime un coup d’œil derrière moi et fus fort rassuré de ne pas voir avec mes gens mon Miroul, sachant bien qu’il était fort bien en poste où qu’il fût. Puis, me tournant vers le Martinet, je dis d’une voix suave :
— La grand merci à vous de me donner l’occasion de porter une tostée à un roi que j’admire et vénère.
En me levant, je saisis le hanap de la main senestre, la dextre étant appuyée sur mon gourdin.
— À la bonne heure ! dit Martinet, encore qu’il parût en même temps déçu de n’avoir point à me terroriser. Le gautier, poursuivit-il, en se tournant vers ses compagnons, est des nôtres. Il a bonne tripe. Il pense bien. Il sait ce qui se murmure présentement dans les couvents et dans les sacristies…
— Adonc, dis-je, en me dégageant de la table et en venant à eux, tenant le hanap comme j’ai dit, et affermissant ma dextre sur mon gourdin, je bois !
Puis changeant tout soudain et de ton et d’attitude, je me campai sur mes gambes et, fort redressé, je fis mine de tremper mes lèvres dans le hanap et le reposant, je m’écriai d’une voix forte :
— J’ai bu à la santé, prospérité et victoire de mon roi et souverain naturel, Henri IV de France !
Après cet éclat qui frappa ces faquins de stupeur, je pris mon bâton des deux mains et dis sur le ton de la conversation la plus ordinaire :
— Messieurs, il serait dangereux que l’un de vous saisisse le coutelas, qu’il a si gaillardement piqué sur la table. Il aurait le poignet cassé.
Les six ligueux envisagèrent alors leur chef, comme pour attendre son commandement et celui-ci, qui avait de prime pâli à ma brusque attaque, me voyant seul, mes gens n’ayant branlé mie de leur table, reprit quelque fiance et assiette et contrefeignant un gros rire, s’écria :
— Tudieu, compagnons, nous sommes six ! Et ce suppôt d’hérétique en sa folie est seul ! Seul avec un gourdin contre six coutelas et un bon pistolet ! Je rêve ! Le temps de le mettre en joue et de lui enlever son bâton de berger, il est à nous ! Et par tous les diables, j’aimerais qu’on s’amusât entre nous à l’escouiller quelque peu, avant que de le daguer et de lui faire épouser la Seine.
— Monsieur mon maître, dis-je du ton le plus uni, je crois que tu te gausses ! Tu me dépêcherais pour avoir porté, moi Français, la santé du roi de France ! Ce serait assassination lâche et honnie !
— Bah ! Bah ! dit Martinet en riant, tuer un suppôt d’hérétique n’est point tuer ! J’ai fait bien pis en les jours et les nuits bénis de la Saint-Barthélemy ! Et je ferai pis encore, quand Philippe II aura pris Paris. Je te le dis, pauvre fol ! Pas un royaliste n’en réchappera ! Tu ne fais que les précéder un petit !
— Eh bien donc, dis-je en le regardant œil à œil, tâche de me mettre en joue, Maître assassinateur, si tu le peux !
— Assurément, je le peux, dit Martinet, et il porta la main à son pistolet mais ne put le saisir, Miroul surgit derrière lui, et lui prenant le cou dans l’étau de son avant-bras lui piqua ladite main en disant :
— Tu as la dextre épaisse, Maître piaffeur, mais mon cotel est effilé et la percera comme beurre en motte si tu branles !
Un des séides – un seul sur six, tant ils avaient du cœur ! – attenta de venir en aide à son chef et de saisir son coutelas mais sa main n’alla pas plus loin que le bord de la table : comme j’avais dit, je lui cassai le poignet. Le reste de ces pleutres se laissa désarmer et attacher par mes gens comme bœufs à l’étable. Ce que voyant les chalands, ils se levèrent tous et se mirent à hurler qu’il fallait pendre ces vaunéants sur l’heure sans tant languir. Mais Franz et Lachaise les ayant refoulés de leurs gourdins, je ramenai ces tardifs vaillants à des sentiments plus chrétiens en disant que j’offrais un flacon à chacun sur l’escarcelle du Martinet, pour peu qu’ils voulussent bien porter la santé du roi, ce qu’ils firent à la fureur.
Là-dessus, deus ex machina[105], Lugoli irrupta dans la taverne, et contrefeignant de ne reconnaître ni La Surie ni moi-même, s’enquit avec le plus grand sérieux de la grande noise et vacarme qu’il venait d’ouïr en passant par la rue. Nul ne fut plus prompt que le tavernier à lui conter l’affaire ni plus encharné que la pratique à faire Martinet plus noir encore qu’il n’était.
Quand il fut départi, ses hommes emmenant nos ligueux, lesquels avaient la queue fort basse et la crête fort rabattue, se voyant jà au gibet, la compagnie voulut que je busse avec elle, ce que je fis, tous criant « Vive le roi de France » à se rompre le gargamel, et buvant comme soulier percé.
Qui eût pensé, lecteur, que dans une ville forte de trois cent mille habitants comme Paris, la male fortune de Martinet et ses acolytes se répandît en un éclair, du quartier Saint-Denis à la Cité et de la Cité au quartier de Hulepoix, et dès le lendemain me revint deux fois, la première par Fogacer et la seconde par Pierre de L’Étoile, lequel se réjouit grandement que le bon peuple, dans une taverne, eût « de soi » rabattu le caquet et l’arrogance de ces indéracinables ligueux qui repoussaient comme chiendent sur le fumier de nos malheurs. Toutefois, lecteur, si vous avez le cœur piteux, ne vous alarmez pas, la farce ne finit pas en tragédie. Ni le Martinet ni les siens ne jetèrent par le nœud d’une corde leur dernier regard vers le ciel (dont ils se disaient inspirés), mais pour emprunter son image audit Martinet, « épousèrent » quelques mois la Bastille qui, bien que dure et revêche garce, n’est point tant froidureuse que la rivière de Seine à laquelle il me voulait marier.